Vivants (2018-2022)

EN Vivants is a series that deals with the degradation of the world and our place in it. Rather than describing contemporary crisis (global warming, extinction of biodiversity, etc.) or hiding behind general concepts, the artist has chosen to thematise the intimate dimension of such a horizon. Vivants is certainly based on facts and theories, but the project also lets in feelings (anxiety, anger, love). It is a story of relationships: between subjects and their environment, between humans and non-humans. Through a variety of practices, ranging from documentary to landscape manioulation to a more plastic approach (physical manipulation of prints with crude oil), Gafsou weaves a shattered, nocturnal web, studded with rare flashes of life.  The artist's approach, both formal and sensitive, blends his daily life and the people he loves with global issues, resulting in a twilight and powerful series. 

Hysteresis is a companion album to the "Vivants" series by Lausanne-based artist and producer Ripperton.

FR Vivants est une série qui traite de la dégradation du monde et de notre place dans le vivant. Plutôt que de décrire uniquement les crises contemporaines (réchauffement, extinction de la biodiversité,…) ou de se protéger derrière des grands concepts, l'artiste a choisi de thématiser la dimension intime d’un tel horizon. Vivants se base certes sur des faits et des théories mais laisse entrer des sentiments (anxiété, colère, amour). A travers des pratiques plurielles, allant du documentaire à des interventions dans le paysage en passant par une approche plus plasticienne (manipulation physique des tirages avec du pétrole brut), Gafsou tisse une toile éclatée et nocturne, constellée par de rares éclats de vie. L’approche à la fois formelle et sensible de l’artiste, qui mêle son quotidien et les êtres qu’il aime à des questions globales, laisse émerger une série crépusculaire et puissante. 

Hystérésis est un album compagnon de la série "Vivants" signé par l’artiste et producteur lausannois Ripperton.

  • Initiée en 2018 alors que Matthieu Gafsou réalise les dernières images de son travail intitulé H+ consacré au transhumanisme, la série Vivants voit le jour en réaction à la quête effrénée de l’humanité augmentée qu’observe alors l’artiste. Tandis qu’H+ traite de notre corps, de notre quotidien et de notre rapport à la technique et de ses promesses, Vivants se présente comme son contrepoint, interrogeant notre conscience, notre avenir et notre relation au vivant.

    À l’origine de la série, l’artiste évoque la prise de conscience de son angoisse, de son éco-anxiété profonde face aux menaces qui découlent de la dégradation de l’environnement : « Changements climatiques. Sixième extinction des espèces. Rhétoriques de l’effondrement. C’est comme ça que mon projet a commencé. Par le surgissement de l’incertitude, par la conviction qu’un horizon complexe et incertain se dessinait avec de plus en plus de netteté.» À l’instar des séries précédentes telles que Sacré (2011-2012), Only God Can Judge Me (2012-2014) et H+ (2015-2018), Matthieu Gafsou cherche à appréhender et à surmonter certaines peurs indéterminées. Cette démarche l’entraîne pendant près de quatre ans dans l'élaboration d'un travail photographique de longue haleine, à la fois intime, libre, ambitieux et complexe, approfondissant ainsi sa réflexion artistique afin de forger un nouveau langage capable de véhiculer une pensée sensible et émotionnelle.

    Pour le photographe, Vivants se définit comme « un projet transdisciplinaire, une tentative d’aller au-delà des schémas épistémologiques normatifs de classification des savoirs et de l’art [...] C'est un essai, une forme libre, visant à déplacer les questionnements liés aux grands bouleversements de notre époque du domaine rationnel vers le sensible. Il s’agit de s’arracher au contrôle, de se libérer de la science qui sait, qui répare, qui transforme, et de cheminer sur un sentier ténu et émotionnel. Il s’agit de remettre en question des valeurs qui m’ont forgé, des certitudes qui m’ont habité.»

    Esthétique plurielle

    Dans une véritable rupture avec son parcours photographique antérieur, la série intitulée "Vivants" de Matthieu Gafsou se distingue par de nombreux aspects. Elle se révèle plus dense, riche, narrative, sémantiquement complexe et plus proche d'une démarche plasticienne et expérimentale. Paradoxalement, elle est à la fois plus personnelle et plus universelle, marquant ainsi un changement de paradigme dans le travail de l'artiste qui s'étend sur plus de 15 ans. Matthieu Gafsou décrit cette transformation en ces termes : "À chaque étape de ce projet, j'ai été confronté à des apories, cherchant constamment une cohérence et une autonomie totale des photographies. Cependant, je me heurtais à un obstacle : trop de blancs. Non pas des silences qui suscitent l'interrogation du spectateur, mais des ellipses qui ressemblaient à des béances. Au fil de mes lectures (Alain Damasio, Philippe Descola, Timothy Morton, Bruno Latour et de nombreux autres) et des rencontres (Armin Linke), je comprends que je vais assortir les photographies à d’autres formes, et notamment les sciences humaines. C’est une libération jouissive… D’un coup, j’ai eu le sentiment que le formatage dans lequel je m’étais inscrit sans même m’en rendre compte n’avait plus aucun sens, que ces barrières inutiles s’effritaient.»

    Confronté à l'incapacité d'exprimer la gravité, l’impuissance et les émotions suscitées par des événements d'une envergure difficilement perceptible, Matthieu Gafsou cherche à réconcilier les sciences humaines avec l’art, la littérature, la poésie et son expérience personnelle. Ainsi, il parvient à mettre en images des craintes, des épreuves à surmonter, mais également des sentiments qu’il traduit avec subtilité sous la forme d’un récit ponctué d’allégories. Ces images rassemblées dans un ensemble narratif et personnel, forment un tout critique et libre, qui peut, pour ces raisons, être considéré comme un essai photographique.

    Par conséquent, la structure narrative de Vivants s'affranchit des règles sérielles linéaires pour adopter une structure disruptive composée de plusieurs parties ou chapitres qui se distinguent par leur genre photographique. Ainsi, le style documentaire adopté par l’artiste pour ses premières séries comme Surfaces (2006-2008), Terres compromises (2010) et Alpes (2009-2012) fait place à une approche composite où les genres se mélangent et s’hybrident. Les paysages, les portraits et les natures mortes, si emblématiques, demeurent présents, mais des photographies en noir et blanc proches du reportage et du photojournalisme font leur apparition aux côtés de prises de vues personnelles et d’images plasticiennes. C'est la première fois que ces genres, en apparence opposés, sont intégrés dans une même œuvre de l'artiste.

    Sur le plan formel, cette ouverture à d’autres champs se manifeste par une rupture avec les codes traditionnels de la photographie contemporaine. Après l’éclatement de la notion de série, Matthieu Gafsou innove également dans le traitement chromatique. Ainsi, la couleur et le noir et le blanc s’alternent constamment délaissant le dogme de l’unité constante. Rappelons que, jusqu’à récemment, les photographes contemporains s’obstinaient à pérenniser une tradition venue de la pratique argentique selon laquelle le choix du type de pellicule (couleur ou noir et blanc) découle d’abord du genre photographique adopté, puis détermine ensuite l’ensemble de l’œuvre. Avec Vivants, la diversité chromatique et la variété de genres se mêlent sans ordre apparent dès les premières images de la série, créant au passage une rupture visuelle qui complexifie le rythme du travail et laisse entendre que cet ensemble ne répond d’aucune hiérarchie, sinon celle du récit.

    Paysage plasticien

    Lors d'un voyage professionnel en Chine en 2018, Matthieu Gafsou est témoin de la métropolisation de Xiamen, une ville méridionale située face à Taïwan. Alors que l'urbanisation des villes périphériques chinoises avait été retardée jusqu'aux années 1990, elle connaît une accélération fulgurante à partir des années 2000, bouleversant ainsi leur physionomie d'antan. L’ampleur des mutations issues de la planification hyper-productiviste et fonctionnaliste mise en place par les autorités se traduit par un zonage urbain à large échelle qui démontre un développement aux antipodes des préoccupations environnementales occidentales actuelles.

    Afin d'accentuer l'artificialité inhérente à ces nouvelles mégapole, l'artiste entreprend un traitement photographique singulier de ses prises de vue. Une fois les tirages pigmentaires réalisés, ils sont enduits d'une fine couche de pétrole qui corrode les images et altère leurs couleurs. Le résultat évoque une forme de solarisation, où les teintes se ternissent et se jaunissent, tandis que le papier, parsemé de taches, semble être rongé par l'acide. Par la suite, les images sont numérisées puis retravaillées numériquement, afin de modifier les couleurs pour instiller une atmosphère toxique, acide et surnaturelle.

    Loin des traditionnelles vues documentaires que l’artiste effectuait à ses débuts, les paysages urbains de Vivants ne cherchent plus à rendre compte d’une réalité objective, mais deviennent des éléments narratifs qui confèrent la série un décor et une atmosphère. Réalisées entre la Chine, l’Irlande, la Suisse, la France, les États-Unis ou encore l’île de la Réunion, ces photographies plastiquement altérées témoignent de la contamination atmosphérique grandissante. Ainsi, aucun lieu n’y échappe, pas même les sites touristiques muséifiés que l’on s’efforce de préserver. Manipulant ces paysages de la sorte, Matthieu Gafsou repousse les limites de la réalité et jongle avec les frontières de l’image photographique pour susciter un sentiment troublant de malaise et de fascination. Par cette approche, il inscrit Vivants dans une perspective critique de la représentation et l’oriente vers une photographie plasticienne.

    Un regard allégorique

    S'inscrivant dans la continuité de sa rhétorique artistique récente, Matthieu Gafsou déploie une approche allégorique marquante, en créant notamment des natures mortes imprégnées de bitume. Dans ces compositions, l’artiste utilise la matière brute pour recouvrir et noyer des éléments hautement symboliques comme une pomme ou une souris. Ainsi, le fruit défendu, symbole de la connaissance du bien et du mal, se laisse à peine deviner tant il est englouti et occulté par la matière épaisse et toxique. Ce même pétrole s'enflamme dans une mise en scène spectaculaire où un t-shirt, emblème de l’industrie textile, se voit consumer par de violentes flammes.

    D'autres images fortes de symboles, complètent la série en offrant des moments poétiques saisissants dans la narration. C’est le cas des photographies pour lesquelles l’artiste intervient directement sur le terrain en altérant temporairement l’écosystème à l’aide d’un colorant alimentaire rouge. Ainsi, une partie d’un lac ou encore la cascade d’une rivière se teintent de cette couleur pourpre pour donner lieu à la métaphore d’une nature qui saigne. Une telle intervention représente une première dans le travail de l’artiste qui limitait jusqu’alors sa pratique plasticienne à de savantes mises en scène ou à de rares manipulations numériques. Toutefois, l’intervention in situ de l’artiste ne saurait être assimilée à s une pratique du land art dans la mesure où elle n’a pas pour volonté de donner lieu à une œuvre autonome. De fait, elle échappe à toute fonction de trace et d’empreinte pour participer exclusivement de la force dramaturgique et créer une image envoûtante et hors du temps.

    Au travers de son corpus d'images allégoriques, Matthieu Gafsou s'inscrit dans tradition de la photographie plasticienne, captivant le spectateur dans une quête d'exploration émotionnelle et conceptuelle. Ses compositions visuelles transcendent la simple présence des objets et des paysages, les dotant d'une présence troublante et d'une signification profonde. Avec cette approche introspective et réflexive, l'artiste suscite une réflexion critique sur notre rapport aux symboles culturels et aux enjeux sociaux qui les sous-tendent, dévoilant ainsi de nouveaux horizons au sein de la pratique contemporaine de la photographie plasticienne. Dans une invitation à la contemplation et à l'exploration introspective, ces images offrent une expérience qui conduit le spectateur à découvrir des voies interprétatives inédites au sein de notre réalité complexe.

    La révolte du sensible

    Sans pour autant s’inscrire dans la tradition militante de la photographie, la série Vivants peut se concevoir comme une mobilisation de l’artiste en faveur de la planète et des générations futures. Interrogé sur la dimension engagée de ce travail, l’artiste répond : « Ai-je la conviction que mes quelques photos et le discours qui les accommode auront un petit impact ? Suis-je militant ? La réponse à toutes ces questions est évidemment oui, mais à des degrés divers. Je suis sûrement un peu naïf et j’ai envie de croire du fond de mon cœur qu’en changeant les mentalités par petites touches, qu’en participant à un concert de voix qui va grandissant, nous aurons peut-être un impact. Le discours scientifique, qui s’alarme depuis des décennies des effets de nos actions sur le vivant (et sur notre propre survie d’ailleurs) est en échec. Notre monde n’a plus besoin de vérités pour fonctionner. Il est mû par l’idéologie et ses vecteurs détiennent les richesses et donc les moyens de perpétuer leur système. Il y a énormément de cynisme dans tout cela.»

    Face à l'urgence et à la montée de la révolte au sein de la population, Matthieu Gafsou s’applique à rendre manifestes les sentiments qui en découlent. Les images qu’il tire des manifestations offrent ainsi un visage à la colère de ces troupes venues en masse. Pour ce faire, il adopte le regard du photojournaliste et se fond parmi les foules qui grossissent les rangs des manifestations en faveur du climat. Rassemblements, militantismes, révoltes et arrestations sont traités selon les codes esthétiques du reportage social et du photoreportage : proximité avec le sujet, lisibilité, mobilité, absence de frontalité et usage du noir et blanc sont des éléments employés par le photographe afin de produire de l’information et de rendre visibles des événements reconnaissables du public.

    Point d’ancrage temporel du travail, ces images permettent de situer dans le temps la problématique et rappeler les enjeux politiques et sociaux qui incombent à notre époque. L’image la plus emblématique illustre la présence de l’activiste suédoise Greta Thunberg à Lausanne, lors du premier anniversaire de la grève du climat en Suisse. Icône de la jeunesse mobilisée, alors âgée de 17 ans, elle incarne la révolte et le soulèvement d’une génération consciente de l’état critique des ressources dont elle va hériter et des efforts nécessaires pour interrompre l’engrenage de la destruction de nos écosystèmes. Avec ce travail, l'artiste offre un regard sur une jeunesse qui exprime avec vitalité, véhémence et parfois humour son mécontentement, donnant ainsi forme à la colère à travers une vague humaine composée principalement des jeunes générations.

    Participant de la stratégie de discontinuité du projet, ces photographies de la colère se retrouvent à plusieurs reprises dans la narration. C’est le cas de la première image de la série sur laquelle on peut observer la porte d’un bâtiment administratif temporairement réparée avec un adhésif noir et blanc après avoir été saccagée lors d’une manifestation. D’autres vues sont à inscrire dans ce registre documentaire des événements en marge des rassemblements pour le climat : la vitre brisée d’un distributeur automatique vandalisé des militants portant des masques à gaz face à la police, mais aussi les trois lettres d’une enseigne lumineuse tachée de colorant rouge et dont la signification renvoie littéralement à la colère (« ire », du latin ira). Dans une expression mêlant inquiétude et distance, une militante d’Extinction Rebellion accepte de donner un visage au sentiment d’injustice et de colère qui grandit face à l’inaction de nos sociétés. L’emprunt au vocabulaire de la photographie de reportage amorce un nouveau rapport au réel. Plus direct et plus dynamique, il remplace le style documentaire pour relater des événements dont Matthieu Gafsou témoigne personnellement. Si l’introduction de telles images peut surprendre, elle atteste de la déconstruction stylistique en cours et introduit un renouveau conceptuel dans la pratique photographique de l’artiste.

    Emergence d’une nouvelle conscience

    Alors que la séparation cartésienne entre nature et culture participe des fondements de la définition de nos sociétés occidentales, elle est également l’un des points de départ de la destruction de notre environnement naturel. L'emprise de l'humanité sur la terre a conduit à une exploitation et un pillage excessif de ses ressources, menaçant ainsi la stabilité de nombreux écosystèmes. Face à cette rupture, l’artiste ressent le besoin d’aborder la problématique autrement : « Le premier écueil, lorsque j’ai un peu commencé à comprendre, a été de traiter de cette révolution ontologique dont parle Philippe Descola, ce génial anthropologue : remettre en question le dualisme nature/culture, la césure entre humains et non-humains. Si on est un peu sincère, ce n’est pas facile du tout… Changer notre rapport au monde implique nécessairement de modifier notre façon de le percevoir et de l’appréhender. C’est dans cette perspective que j’ai choisi de m’éloigner d’un regard analytique, véhicule d’un rapport de contrôle sur notre milieu.»

    Dans cette perspective, Matthieu Gafsou s’est engagé dans une exploration des pratiques sociales émergentes, notamment au sein de l’agriculture où une redéfinition du rapport au vivant est en cours. Témoin de la mise en œuvre d’un environnement synergique, résilient, productif et durable, il aspire à le rendre visible sans pour autant se conformer aux codes de la photographie documentaire. Il explique ainsi : « On doit convier l’imaginaire, le sensible aussi, dans la danse. Réapprendre non seulement à voir, mais à entendre, sentir, comprendre et aimer ce qui nous entoure.» Sa démarche artistique, en écho à la philosophie phénoménologique, met en lumière notre conscience et notre interaction avec le monde à travers une immersion sensorielle et intellectuelle.

    Pour y parvenir, il adopte une approche sensible en contact direct avec la faune et la flore. Le photographe place alors son objectif à quelques centimètres des végétaux et recourt au gros plan qui, à cette distance, trouble les contours des silhouettes et confère aux images une dimension romantique et picturale. Le jeu avec les lumières et la transparence évoquent certains plans-séquence caractéristiques des films de Terrence Malick que l’artiste affectionne particulièrement. Réalisée derrière la bâche d’une serre, l’une de ces images, en apparence anodine, s’éloigne des représentations conventionnelles de la fleur pour ne garder que son aspect fragile et éphémère qui laisse alors place à un sentiment de mélancolie. Les fleurs se soustraient à notre regard, dissimulées derrière ce voile dont nous aimerions nous défaire. Le réel nous échappe, comme s’il appartenait à une dimension indicible au-delà de l’espace et du temps. Cette « image de rien », comme la décrit Matthieu Gafsou, renferme néanmoins la métaphore qu’il choisit comme titre pour son exposition au Musée d’art de Pully, « le voile du réel ».

    Incursion de l’intime

    Parmi les images qui témoignent d’une perspective nouvelle et sensible, l’artiste introduit des photographies personnelles prises au cours d’un voyage sur l’île de la Réunion en compagnie de ses proches. Avant ce travail, Matthieu Gafsou n’avait jamais inclus sa famille ou ses proches dans ses mises en scène, à l’exception de deux images de H+ où ses fils apparaissent brièvement. Dans ce contexte, ils sont perçus d'avantage comme des symboles que comme des membres de sa famille. Par timidité et probablement par pudeur aussi, l’artiste s’était gardé jusqu'alors de témoigner de sa vie privée dans son travail photographique. En ce sens, Vivants se distingue des séries précédentes et présente de nombreuses compositions qui mettent en scène ses proches lors de parties de jeux, de promenades de baignades ou d'instants de joie au coin du feu. Ces représentations empreinte s de tendresse se démarquent des images élaborées et rigoureuses habituellement associée au photographe. Le regard de l’artiste se fait plus réservé, la frontalité et la distance s'estompent Ces instantanés subjectifs, affectueux et sans doute moins percutants et théâtraux que les portraits des transhumains et des toxicomanes, témoignent d’une véritable intimité. En grandissant, les enfants de l’artiste contribuent à modifier sa perception de la vie et du monde qui l’entoure. Vivants porte ainsi en elle la force d’un récit, mais également celle d’un témoignage tendre et poignant adressé à ses contemporains qui tout comme lui, se soucient du monde laissé en héritage aux prochaines générations.

    Briser les normes

    Avec ce nouveau travail, Matthieu Gafsou livre ses observations et ses ressentis intimes avec une grande finesse et exprime par l’image ce qui ne peut l’être par les mots. Il parvient à dresser un véritable tableau des crises écologiques et de leurs répercussions sur notre psyché. À ce titre, son travail revêt une dimension affective profonde qui lui confère une portée universelle. Malgré la difficulté, la noirceur et le pessimisme inhérent à ce sujet, Matthieu Gafsou réussit à le traiter avec amour, délicatesse et douceur. Ainsi, la peur, l’angoisse et la colère s’accompagnent de lueurs d’espoir, d’éclats de beauté qui laissent croire à une profonde confiance en l’humanité. Comme peu de photographes avant lui, il parvient à rendre tangible et perceptible ce sentiment collectif pourtant indicible. Pour y parvenir, il s’affranchit de nombreuses règles de la photographie contemporaine auxquelles il s’était jusqu’à présent plié avec succès. L’éco-anxiété qui l’affecte et qu’il cherche à repousser l'entraîne dans une quête qui bouleverse son rapport à lui-même et aux autres. Élaboré d’abord comme une enquête, puis comme un récit personnel, ce projet propose un regard neuf et alternatif sur cet enjeu majeur pour notre génération et celles à venir.

    Avec Vivants, Matthieu Gafsou prend un risque qu’il n’avait jamais pris auparavant : celui de signer une œuvre personnelle, un témoignage sincère et sensible guidé par une narration poétique pour laquelle l’artiste déconstruit les codes traditionnels de la photographie contemporaine. Au-delà d’un essai photographique ou d’un témoignage personnel, cette série constitue une allégorie singulière et du vivant, une tentative réussie de donner corps à la phrase d’Alain Damasio selon laquelle, « le vivant est un chant qui nous traverse.» Grâce à ce travail, Matthieu Gafsou développe un langage résolument novateur qui embrasse une approche plurielle et transdisciplinaire et le libère de l’objectivité qui caractérisait son travail jusqu’alors.

  • Une mer, une mare de sang

    l’eau semble calme, à peine un reflux, figures géométriques à la surface,

    mais le sang, l’immense tache de sang avance,

    que faire,

    se baigner,

    regarder au loin,

    se retourner pour voir

    d’où vient cette traîne rouge carmin ?

    L’eau est fraîche, c’est l’été, on se sent léger,

    on va se jeter comme à chaque fois dans le présent,

    mais l’eau se retire et nous tache les pieds.

    Ce rouge qui inonde la mer,

    est-ce l’avancée du désastre,

    le sang versé des hommes,

    le corps des animaux sacrifiés ?

    On voudrait savoir

    Mais on ne veut pas

    On veut vivre

    Mais pas là

    Comme ça on ne pourra pas.

    Quelques pas plus loin, la tache a tout envahi,

    elle a recouvert la mer,

    elle a avalé le bleu.

    Tout se joue là

    dans la bataille entre

    lucidité

    et élan.

    Comment faire, où aller, où trouver la ressource d’avancer ?

    Tout se joue là

    dans

    la faille qui chaque jour se creuse entre

    inventer

    et désespérer

    trouver

    mais où ?

    la force d’y croire.

    Cette lucidité qui aveugle est pourtant la condition requise

    il faut regarder de près pour saisir tout le drame,

    Pas d’espoir qui ne passe

    par la terrible vérité.

    Un système économique donné nous a tous menés là, au bord du gouffre, en l’espace de cent cinquante ans, détruisant un édifice patiemment élaboré pendant des millénaires. C’est absurde, délirant, insensé. C’est nous.

    Écosystèmes en miettes, disparition des espèces, climats rendus fous, mers, sols et terres malmenées : la situation est catastrophique, nous le savons tous. Le grand combat du siècle tiendra dans notre capacité à troquer la peur pour l’élan, l’accablement pour le courage.

    Les images de Matthieu Gafsou se débattent, comme nous, dans cette entaille du monde. Elles s’efforcent de regarder de près sans pour autant tomber. Elles s’approchent tant, parfois, que les couleurs débordent, saturent l’image, envahissent tout. Ce ne sont plus des couleurs, ce sont des épanchements, des brûlures. Tout sature dans ce réel-là : les autoroutes, les champs, le ciel, la terre, les silhouettes, tout est trop. Monde surexploité, en surchauffe, dont les sutures explosent et bavent sur le reste. Le monde emporte les couleurs dans sa chute, les lumières tombent de l’image,

    tout à coup brûlée par l’acide,

    rongée par le pétrole,

    carbonisée,

    ses bords crament et se rétractent,

    il ne reste que des formes éparses, rongées, surexposées,

    ne demeurent que des squelettes,

    des restes de nous.

    Le beau balancement de Vivants se situe là, dans cette valse à mille temps entre espoir, lucidité, violence, élan,

    lueur vive dans l’œil, dont on ne sait si elle émane d’une force lointaine ou du grésillement d’une ampoule.

    Les images alternent

    de genres et d’odeurs

    de textures et d’éclats

    et nous placent au cœur d’une danse discrète et puissante,

    la nôtre,

    alternance d’ombres et de lumières,

    flashs tout à coup,

    visages plongés dans le noir,

    visages d’enfants sur lesquels flotte un éclat,

    – venu d’où ? de quelle source invincible ? –

    balancement des figures,

    doubles et obscures,

    guettant une clarté au milieu du noir,

    cherchant le noir au milieu du rien,

    ce beau visage dont n’émerge que le bas,

    ou bien ce sombre coucher de soleil à peine tranché d’une lumière,

    cobalt des fonds marins, poissons noir indigo,

    des manchots se heurtent aux murs de leur cage,

    les animaux enfermés,

    les lumières épuisées,

    on ferme.

    Et pourtant,

    et pourtant partout elle continue à danser, cette terre,

    elle se déploie majestueuse, érotique, compliquée,

    partout dans les angles, les rivières, les sillons,

    elle ondoie elle furie elle tonne,

    elle se tord et se pique, elle s’ouvre et elle crache,

    elle est montagne et véloce,

    instable et à pic,

    elle est vive,

    mouvante,

    habitée.

    Les couleurs disparaissent parfois mais il y a ces enfants,

    droits au milieu des éléments,

    il y a cette fille qui surgit tout à coup devant les vagues,

    il y a ces garçons qui regardent un feu,

    on les sent forts, puissants, lancés

    comme le ciel et l’été,

    on les sent pleins de sève.

    La famille s’endort finalement près des braises.

    Les lumières dansent sur leurs visages.

    Le rouge,

    le rouge pourtant envahit tout, la forêt, les arbres larges, les troncs fendus

    la catastrophe est là mais ils se tiennent droits,

    la pluie gicle comme sur une toile.

    Le monde est saturé et nous vivons dedans.

    L’été

    Nous vivons au milieu d’un immense été

    meurtrier

    L’été

    L’invincible été,

    Notre seul lieu,

    celui qui nous sauve,

    l’inlassable aujourd’hui où nous aimerions vivre.

    Ce lieu-là sera bientôt invivable – il l’est déjà en réalité. Enfer brûlant, prison dont nous ne nous déferons pas, il nous donne la mesure de ce qui nous arrive, il nous tue.

    Notre paradis perdu va engloutir toutes les saisons et devenir seul roi,

    et le rêve d’enfant d’un éternel été se transforme en cauchemar éveillé.

    C’est ce même été sans bornes qui brûle les images,

    immense autodafé,

    seigneur des porcheries.

    On ne peut plus regarder, voyager, apprendre, sentir,

    tout nous renvoie à lui,

    tout nous renvoie à notre défaite.

    On ne peut plus avancer, on ne voit plus que ça, ici là partout.

    Je marche au milieu du désert d’Atacama, au nord du Chili, ce matin de février,

    je veux entrer dans cette terre plonger dans son ciel,

    je veux marcher le long de ses lagunes, de ses dunes de sable noir.

    Et je marche en réalité dans demain, qui sera nu, effarant, éberlué. Voilà vers quoi nous avançons, une terre abrasive et pelée.

    Le désert se fout bien de nous et de nos infamies, de nos états d’âme aussi. Le désert vit sa vie et nous le regardons, fascinés, interdits. Il pourrait nous apprendre l’humilité, la quiétude, la distance. Il faudrait, pour cela, se mettre à portée des pierres, du vent, de l’immensité. En sommes-nous seulement capables ?

    Tout brûle,

    on roule en Californie, à côté du lac d’Oroville, au nord de Sacramento,

    la forêt a été avalée par le feu,

    des arbres-allumettes décharnés,

    des troncs noirs enduits d’une couche grise de cendre pendent, tout raides, craquelés.

    Des villes rayées de la carte,

    une minuscule étincelle jaillie des poteaux électriques et hop

    un monde entier s’enflamme et disparaît

    rien n’arrête l’inexorable avancée du feu.

    Puis je rentre chez moi, en Espagne,

    et les terres crient de soif,

    tendues vers la goutte qui ne vient pas.

    Où aller, comment faire ?

    On lève les yeux et c’est pareil

    les déchets flottent dans le ciel,

    ce long cercueil ambulant,

    alors on ferme les yeux un instant.

    Mais dedans ça danse

    car oui nous avons vu

    l’arrachement des toiles

    le déchirement des peaux de bêtes

    les fleuves teints de poison bleu indigo

    Oui vous avez vu

    les koalas en feu

    les ours faméliques

    les sols craquelés

    Qu’en ferons-nous ?

    Oui nous avons vu

    l’eau fangeuse

    les glaciers en flaque

    les insectes broyés

    Oui nous avons senti

    le feu sur nos peaux

    les sols fertilisés

    les indigents noyés

    Qu’en avons-nous fait ?

    Tu disais souvent,

    nous mourrons tous de bêtise

    et bien sûr tu as raison,

    nous mourrons immergés

    un selfie stick à la main

    nous mourrons absurdes et décidés

    pathétiques

    droits mais nous mourrons

    dans des restes d’or,

    quelle destinée.

    L’infime possibilité

    que la vie naisse et fleurisse

    cette improbable conjonction d’éléments

    pourrait retrouver son origine et sa destinée

    sa cible et sa défaite

    le lieu dont elle avait si peu de chances de sortir :

    le rien.

    Non, pas la vie,

    pas toute la vie,

    seulement la nôtre,

    cette excroissance que nous avons cru couronne,

    ce fatras avec et sans éclat

    Vivants, pourtant,

    Vivants nous sommes,

    en vers

    et contre absolument tout

    On s’en sortira

    avec pertes et fracas mais on s’en sortira

    comme toujours,

    nos frères morts à nos pieds.

    Nous cherchons dans les images

    des manières de rester debout

    et nous en trouvons

    parfois

    Tout à coup l’équilibre est retrouvé,

    Tout à coup les figures reprennent vie

    Beauté des formes,

    Annapurna,

    matin clair sur les sommets immaculés

    Tout à coup

    palétuviers dans le couchant

    cabane silence dans les bois

    illuminations beauté folle Varanasi

    Tout à coup nous voyons

    Lagos sur ma tempe

    Tokyo à foison

    Mexico sur nos peaux

    Nous sentons

    la haine du petit

    l’espoir

    la peur partout la peur

    Nous nous asseyons

    sur le sable Ceylan

    la jungle Sumatra

    les pierres du désert de Sinoa

    Rien n’y fait

    Les molécules dansent Les humains tombent

    Les volcans crachent

    La folie et le mépris triomphent

    Rien n’y fait

    Alors

    Chercher la forme pour le

    dire

    la couleur pour le faire

    Regarder vivre

    Danser sur les braises

    souffler

    la chute

    n’est pas irrémédiable

    .

    .

    .